Quand une rue grouille d’humanité –et c’est à ce moment qu’elle est véritablement une rue-, il s’agit de bousculer ou de se faire bousculer, de jouer des coudes, d’y trouver sa place et d’y vivre. D’autant plus que la rue multiplie les possibilités de rencontre. C’est un lieu de sociabilité où le quotidien se joue comme une pièce de théâtre. C’est l’aspect que travaillent Denis Connolly et Anne Cleary dans la série de 24 œuvres filmiques, intitulée Scènes du boulevard. Des appartements, véritables œils sur la rue, on peut voir se dérouler le quotidien qui est celui de tout un chacun. La foule qui s’y presse mêle des individus d’origines différentes, la rue apparaît alors comme un milieu assez fluide pour brasser les êtres. Louis Malle, dans Place de la République, s’intéresse à ce quotidien ethnique et métissé. Dans la rue tout le monde a, peut, doit trouver sa place.
D’autant plus que la rue apparaît comme une médiation nécessaire et autonome entre le domicile personnel et le travail ou le loisir. Flâner dans la rue, hésiter au moment de l’achat, se gorger des couleurs et des formes de la saison font partie de son quotidien et du nôtre. Les photographes Thibaud Cuisset et Thierry Grégoire, pour respectivement La rue de Paris et Images en vrac (série), s’intéressent à ce quotidien incontournable et nécessaire. La rue se compose et se recompose, à chaque instant par le pas de ses habitants : quand ils cessent de marcher, elle cesse de battre. Les hommes s’approprient la rue en fonction de leur âge, de leur situation sociale, et du rythme que ceux-ci supposent. Ainsi elle est également un lieu de représentation, où l’on est acteur, où les gens nous regardent, où chacun se fait son opinion sur l’autre. Bonne nouvelle de David Lanzmann est un court métrage qui nous montre combien dans la rue on est soumis aux regards des autres.
Mais intéressons nous de plus près aux enfants qui ont une approche encore différente. Pour eux, le trottoir, la rue représente la liberté, à mi-chemin des deux contraintes, de l’école et de la famille. Ils s’y conduisent comme dans une cour de récréation, c'est-à-dire comme dans un espace non-linéaire. Ils vont, ils viennent, la bousculade des adultes fait partie des jeux, car pour eux la rue est un jeu, une liberté. Olivier Torres a réalisé un film magnifique sur cet aspect ludique de la rue avec Sois jeune et tais toi. De plus l’enfance va nous marquer par des souvenirs, souvenirs d’enfance. Comment était la rue, comment étais-je dans la rue, avec la rue, il y a 10 ans ? 15 ans ? 20 ans ? Certains photographes ont immortalisé ces époques révolues comme John Deakin avec sa série de Photographies de rue. Mais d’autres sont marqués par les rues de leur enfance comme au fer blanc, lieu de jeux, de joies, de peines, de surprises… Charles Trenet a composé la très belle chanson Coin de rue sur ce thème du souvenir, comme l’on fait beaucoup plus tard –ce qui permet de bien voir de quelle façon la rue a pu évoluer- Les Ogres de Barback avec Rue du temps.
Sans la rue dit-on, une ville est morte. La ville trouve son unité dans la rue. En ce sens, la rue est le quotidien de la ville. N’importe quelle personne qui se rend en ville se frotte au réseau, parfois labyrinthique, des rues. Doisneau déshumanise la rue avec la photo Les pieds passants, ne montrant que des allées et venues multiples des pieds. C’est cet incroyable entrelacement de voies qui donne à la ville sa mesure et sa démesure comme le montre poétiquement Marie-Laure Bruneau dans City Walk. La rue exprime effectivement l’ambiance de la ville, c’est le lieu de l’attente et d’une certaine rêverie comme se prête à le croire Guillaume Lenel avec Pictopolis. Si la ville est un entrelacs de passages, un enchevêtrement de voies, une multiplication de parcours et de détours… que se passe-t-il quand on la décompose ? C’est ce que nous montre le Collectif_fact avec son œuvre Circus.
La France est aujourd’hui très urbanisée. C’est un processus qui affecte les mœurs, les valeurs, les comportements de chacun et pas seulement une donnée statistique. Le XXIe siècle impose ainsi le modèle occidental tel que nous le connaissons -capitalisme et urbanisation- à l’ensemble du monde. Il est donc grand temps de s’interroger sur les rues comme le fait de façon très constructive Jeanne Brody dans La rue. Et si souvent c’est un lieu de la vie quotidienne urbaine avec une ambiance bien à elle où, finalement, pas grand-chose d’exceptionnel ne se passe –très joliment exprimé dans Les rues de Saint Paul du Peuple de l’herbe- il arrive que la rue s’éveille…
